Violence sexuelle à Port-au-Prince : une arme utilisée par les gangs pour répandre la peur
Au début du mois de juillet 2022, Rose, âgée de 25 ans, a été violée collectivement, avec 52 autres femmes et filles, par des éléments armés au cours d'intenses violences opposant deux coalitions de gangs rivaux de Cité Soleil.
Dans l'après-midi du 7 juillet 2022, Rose, mère de quatre enfants et enceinte de cinq mois, a été sévèrement battue et violée, en présence de ses enfants, par trois hommes masqués et lourdement armés. Ces derniers étaient entrés de force dans sa maison lors d'une attaque lancée contre les habitants du quartier de Brooklyn, à Cité Soleil. Plus tôt ce jour-là, le mari de Rose avait été exécuté par balles par des membres du même gang. Avant de partir, les individus armés ont mis le feu à sa maison, obligeant Rose et ses enfants à dormir dehors pendant plusieurs nuits.
L'histoire de Rose, comme celle de nombreuses autres femmes, illustre le calvaire des victimes de violences sexuelles qui sont la cible de gangs armés.
Ce rapport, publié conjointement par le Bureau intégré des Nations unies en Haïti (BINUH) et le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l'homme (HCDH), montre comment des gangs armés utilisent le viol, y compris le viol collectif, et d'autres formes de violencessexuelles pour répandre la peur, punir, soumettre et faire souffrir les populations locales dans le but ultime d'étendre leurs zones d'influence, dans toute la métropole de Portau-Prince. En août 2022, près d’1,5 million des habitants de Port-au-Prince vivraient dans des zones sous le contrôle ou l'influence des gangs.
Ces gangs sont en mesure de commettre des actes de violences sexuelles et d'autres violations des droits de l'homme principalement en raison de l'impunité généralisée et de la facilité d'accès aux armes de gros calibre et aux munitions provenant du trafic illégal depuis l'étranger.
Des femmes, des filles et des garçons de tous âges, ainsi que, dans une moindre mesure, des hommes, ont été victimes de crimes sexuels d’une extrême violence. Des enfants âgés d'à peine 10 ans et des femmes âgées ont été soumis à des viols collectifs pendant des heures devant leurs parents ou leurs enfants, par plus d'une demi-douzaine d'éléments armés lors d'attaques contre leurs quartiers. Considérées comme des ennemis pour leur soutien réel ou supposé à des gangs rivaux, ou pour le simple fait de vivre dans les mêmes quartiers que ces gangs rivaux, certaines de ces victimes ont été mutilées et exécutées après avoir été violées.
Les gangs ont également eu recours à la violence sexuelle comme arme pour détruire le tissu social en ciblant les femmes et les filles qui traversent les « lignes de front » ou qui se déplacent quotidiennement entre les quartiers, à pied ou dans les transports publics, pour mener leurs activités de subsistance, se rendre au travail, sur les marchés ou à l'école.
La violence sexuelle est également utilisée par les éléments armés pour renforcer leur position de pouvoir. Ainsi, les viols, ou les menaces de viol, est fréquemment commis contre les femmes et les filles enlevées pour pousser leurs familles à payer une rançon. Même si les gangs se présentent généralement comme des défenseurs des zones qu'ils contrôlent, leurs éléments contraignent souvent les jeunes femmes, les filles et parfois les hommes qui y habitent, à devenir leurs « partenaires » sexuels. En outre, dans ces zones pauvres et marginalisées, les femmes et les filles peuvent également être encouragées par leur propre famille à avoir des rapports non consensuels avec des éléments de gang en échange d'avantages en espèce, tels que de la nourriture, de l'eau potable et d'autres gains matériels, ainsi que d'une « protection » contre les abus commis par d'autres hommes armés.
L'impunité reste la norme pour la grande majorité des violences sexuelles commis par les gangs. Certaines victimes ont aussi indiqué qu'elles préféraient retourner au travail et tenter de reprendre une « vie normale » comme mécanisme de protection pour leurs proches et pour elles-mêmes, plutôt que d'entamer une action en justice. Les facteurs qui contribuent à l'absence de responsabilité sont les déficiences des institutions garantes de l'état de droit et l'insécurité généralisée. Dans ce contexte, les unités spécialisées de police n'ont pas été en mesure de s'attaquer de manière significative aux crimes sexuels impliquant des éléments de gangs en raison de problèmes structurels tels que l'insuffisance de ressources et le manque de sensibilité aux questions liées au genre. Cette faiblesse institutionnelle s’est aggravée suite à l’attaque et au saccage par les gangs des deux principaux palais de justice de la capitale, l’un situé au centre-ville de Port-au-Prince et l’autre dans la commune de Croix-des-Bouquets, respectivement en juin et août 2022.
La garantie d'un accès immédiat aux soins médicaux et psychosociaux adéquats afin d'éviter tout nouveau préjudice physique et psychologique devrait constituer une première étape cruciale vers la réhabilitation des victimes. Cependant, les efforts des acteurs nationaux et internationaux dans ce domaine afin de garantir les droits des survivants et des survivantes de violence sexuelle ont généralement été insuffisants en raison de multiples défis et obstacles.
Dans l'ensemble, le système de santé haïtien est mal préparé et mal équipé pour répondre aux besoins sanitaires de base de sa population, et encore moins pour fournir des soins médicaux spécialisés aux victimes de violences sexuelles. Ceci est particulièrement marquant pour les cas de blessures graves et traumatiques dues aux viols collectifs vaginaux et anaux. En outre, en raison de la violence liée aux gangs, les victimes n'ont généralement pas accès aux kits de traitement post-viol qui doit être administré dans un délai de 72 heures après l’agression, ce qui les expose à un risque plus élevé de contracter le VIH ou d’autres maladies sexuellement transmissibles et à des grossesses non désirées. Cette violence a également eu un impact négatif sur les travailleurs de la santé, qui ont été attaqués et/ou enlevés dans l'exercice de leurs fonctions.
Le blocage persistant des routes principales par les gangs armés et le manque chronique de carburant ont aussi eu des conséquences négatives sur le fonctionnement normal des services de base, y compris les centres de santé et les hôpitaux. Selon les dernières informations disponibles, la crise du carburant déclenchée à la fin du mois d’août par le dernier mouvement massif de protestations, et toujours en cours au moment de la publication de ce rapport, a contraint les principaux hôpitaux du pays à cesser de fournir près de 50 % de leurs services de soins d'urgence, et plus de 60 % de leurs services de médecine interne, de pédiatrie, de chirurgie et d'obstétrique.
Un autre défi majeur concerne le manque de soins psychosociaux pour faire face aux conséquences de violences sexuelles sur la santé mentale. Ces conséquences peuvent être graves et durables, en particulier lorsque la violence sexuelle a été utilisée dans le but d'infliger un traumatisme individuel ou collectif. À Port-au-Prince, il y a très peu de psychologues spécialisés, et l'accès aux soins de santé mentale est largement insuffisant. Ajoutée à la stigmatisation sociale associée aux violences sexuelles, cette situation conduit les victimes à souffrir en silence, car très peu d'entre elles osent se manifester et révéler ce qu'elles ont subi.
Les victimes, souffrant de traumatismes et de stigmatisation de la part de leur propre communauté, sont souvent contraintes de rester dans la zone où elles ont été attaquées, faute de moyens financiers pour se déplacer ailleurs. Les programmes d'hébergement offrant un logement sûr et habitable, ainsi qu'un soutien à la réintégration et à la réhabilitation des victimes, en dehors des zones contrôlées par les gangs sont très rares. Par conséquent, il existe très peu de données sur l'étendue et l'impact des violences sexuelles impliquant des éléments de gangs armés.
À la lumière de ce tableau extrêmement sombre, le Conseil de sécurité des Nations unies dans sa résolution 2645 (2022) de juillet 2022, prolongeant le mandat du BINUH, s’est dit gravement préoccupé par les niveaux extrêmement élevés de violence des gangs et de violence sexuelle et sexiste, ainsi que par l'impunité dont jouissent les auteurs de ces actes. Aussi, il a décidé de renforcer la capacité du BINUH à aider les autorités nationales à prévenir et à répondre à la violence sexuelle et sexiste.
Le Conseil de sécurité a également demandé aux États membres d'interdire le transfert d'armes de petit calibre, d'armes légères et de munitions aux acteurs non-étatiques qui participent ou soutiennent des activités criminelles liées à la violence des gangs ou des abus des droits de l'homme. Il a aussi exprimé sa volonté de prendre des mesures appropriées, y compris des mesures de gel des avoirs ou d'interdiction de voyages, à l'encontre des personnes qui participent ou soutiennent la violence des gangs, les activités criminelles ou les abus des droits de l'homme.
Il est important de rappeler que la responsabilité première de la protection et du respect des droits des victimes de violences sexuelles incombe aux autorités de l'État. Bien que la violence armée puisse réduire les ressources disponibles, cela n'exonère pas les autorités haïtiennes de prendre les mesures nécessaires à la réalisation d'un minimum d'obligations fondamentales du droit à la santé et de fournir un recours effectif et des réparations pour les victimes.
Compte tenu du large éventail de difficultés auxquelles sont confrontées les victimes de violences sexuelles pour obtenir justice et réparation, ou même pour simplement surmonter ce à quoi elles ont survécu, il est essentiel de soutenir les autorités haïtiennes dans l'accomplissement de leurs obligations. Des efforts conjoints accrus sont donc nécessaires de la part des acteurs nationaux et internationaux. Le BINUH et le HCDH proposent les suivantes recommandations clés et réalisables aux autorités nationales, aux prestataires de services médicaux et/ou psychosociaux et aux acteurs internationaux :
- Aux prestataires de services publics, privés et non gouvernementaux et aux organisations de la société civile, avec le soutien des Nations unies, de développer des campagnes de sensibilisation et d’autres mesures de sensibilisation pour mettre fin à la violence sexuelle utilisée par les gangs armés comme moyen semer la peur dans la population.
- Aux prestataires de services, en coordination avec les autorités nationales et avec le soutien des donateurs bilatéraux et multilatéraux, renforcer la disponibilité, l'accessibilité et la qualité des structures de soins médicaux et psychosociaux pour les survivants de violences sexuelles liées aux gangs, notamment par un financement et un soutien accrus et durables aux organisations qui fournissent des soins médicaux et psychologiques aux victimes.
- Aux prestataires de services, avec l'appui des donateurs bilatéraux et multilatéraux, donner la priorité au renforcement des programmes d’hébergements accessibles et inclusifs et disposant d'options de réinsertion pour les survivants et les survivantes. Veiller à cet égard à ce que des financements rapides et flexibles soient mis à la disposition des partenaires de mise en œuvre.
- À la Police Nationale d'Haïti, avec le soutien des Nations unies, renforcer les efforts de coordination entre les unités spécialisées de la Police Nationale d'Haïti travaillant sur la violence sexuelle, la protection des mineurs et les enlèvements, par la mise en place d'un mécanisme de coordination, de formations et d'enquêtes conjointes.
- Au ministère haïtien de la Justice et de la Sécurité publique, avec le soutien de la communauté internationale, de créer un pôle judiciaire spécialisé pour lutter contre les crimes de violence sexuelle.
- Aux autorités nationales, avec l'aide des pays de la région, soutenir les autorités chargées de l'application de la loi pour lutter contre la contrebande et la circulation incontrôlée d'armes et de munitions illicites, car celles-ci sont l'un des principaux catalyseurs de la violence des gangs, y compris la violence sexuelle
Une liste complète des recommandations est disponible dans la section VI du présent rapport.